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ÉCRITS D’ARTISTE

Eugène Boudin au jour le jour

Par Élisabeth Santacreu · Le Journal des Arts

Le 5 juin 2025 - 864 mots

Laurent Manœuvre publie la correspondance du peintre de 1861 à sa mort. Tirant longtemps le diable par la queue, Boudin s’y remet en cause. On y découvre le goût des amateurs, et les stratégies de l’artiste pour vendre.

Après la mort d’Eugène Boudin (1824-1898), son ami et exécuteur testamentaire, le juriste et collectionneur Gustave Cahen, a publié sa première biographie. Pour cela, il a collecté la correspondance de l’artiste, notamment celle échangée avec l’ami de sa jeunesse normande, Ferdinand Martin. Cet ensemble est aujourd’hui conservé à la Bibliothèque nationale. Avec la participation de Laurent Manœuvre, spécialiste du peintre, Isolde Pludermacher a publié Eugène Boudin. Lettres à Ferdinand Martin(1861-1870) en 2011 (éd. Musée Eugène-Boudin, Honfleur). C’est au tour de Laurent Manœuvre de faire paraître des compléments à cette première édition et la suite des lettres.

Jusqu’à sa mort en 1892, Ferdinand Martin est le principal correspondant du peintre. Ce Havrais, négociant en coton puis rentier, gère les finances des Boudin. Il joue aussi le rôle d’agent de l’artiste au Havre auprès des amateurs d’art, des marchands de tableaux et de la Société des amis des arts dont il fait partie. Dans l’étude publiée dans son livre, Isolde Pludermacher détaillait son rôle. Il veillait par exemple sur le frère d’Eugène, Louis, créateur sans envergure d’un journal littéraire. Martin était aussi un artiste du dimanche avec lequel Eugène partageait ses recherches, ses doutes et ses désarrois.

Les premières lettres qu’ils échangent datent de l’installation des Boudin à Paris et portent souvent sur la technique de la peinture, y compris sur galet. L’artiste raconte aussi ses relations avec les amateurs et les marchands. Il dit son admiration pour la ténacité de Monet, sa tendresse pour la « nature puissante et naïve » de Courbet à qui il envisage un jour d’emprunter ses « chevreuils empaillés » pour finaliser un tableau avec des biches. Dans son recueil, Laurent Manœuvre note que, pour la plupart d’entre elles, les lettres d’Eugène à son frère Louis sont toujours inaccessibles, mais il en publie ce qui est disponible, par exemple celle de 1861 sur le Salon où le peintre s’exclame : « Fromentin refuse vingt mille francs d’un petit tableau ! Courbet 12 billets de mille pour son paysage», quand lui-même a tant de mal à vendre. Même lorsque les temps sont durs pour lui, sa famille le considère plus ou moins comme un tiroir-caisse, mais Boudin reste attaché à elle.

Longtemps, les finances constituent une partie importante des lettres à Martin. Parce que celui-ci en est le gestionnaire mais aussi parce qu’il achète en amateur et vend au Havre pour son ami. L’homme est fin : en février 1868, il écrit à Eugène : « je comprends que vous soyez ébaubi de l’audace du jeune Monet » mais ajoute plus loin que le public « n’est pas prêt à adopter une peinture de pure IMPRESSION ». Boudin, qui sent qu’il devrait travailler « dans une manière nouvelle », est pourtant contraint de réaliser, pour le public bourgeois et les amateurs normands, des « tableaux poussés, virdoussés comme disent les peintres ». Faisant écho à ce que lui demande Martin pour les potentiels acheteurs havrais, il s’enjoint lui-même plusieurs fois de « finir les tableaux ». Dès 1861, il sait pourtant que ses études « sont bien plus intéressantes & peut-être uniques en ce genre ». En 1895, il se rangera parmi les « photographes qui nous contentons d’être un objectif ».

« Une visite de peintres »

Malgré les frais engendrés, Boudin a eu raison de s’installer à Paris, « là où est la lutte » lisait-on dans une de ses lettres publiées par Isolde Pludermacher. Outre les amateurs qu’il peut y rencontrer, il vit environné d’artistes qui le stimulent et lui achètent parfois une œuvre. En 1880, il raconte : « Il m’est tombé une visite de peintres… Duez, Butin & un autre. Ils ont voulu absolument m’acheter quelques pochades. Tu aurais eu une crise de nerfs voyant les à peu près dont ils se sont contentés – et qu’ils ont voulu me payer comme des bourgeois. » En 1881, c’est la première lettre au marchand Durand-Ruel et la fin de cette décennie verra le succès arriver. En 1884, les Boudin peuvent se faire construire une maisonnette à Deauville, à proximité de ses motifs normands. En avril 1888, une vente aux enchères comme il en organise régulièrement fait venir « le préfet de la Seine, les Rothschild […] et des amateurs amis nouveaux ».

Mais, à la fin de l’année, Marianne, son épouse, tombe malade. Boudin rend compte à Martin de sa longue agonie. Le 24 mars 1889, il lui écrit : « C’est dans la nuit qu’elle s’est éteinte. » Suivent des lettres déchirantes où se mêlent les souvenirs et l’abattement du veuf : « Je n’avais pas idée de la solitude morale qu’un être peut éprouver. » Puis la vie, le travail et même l’humour reprennent le dessus. Au peintre américain Frederic Porter Vinton, Boudin parle de Deauville en août 1890 : « Vous ne trouverez pas ici le moindre impressionniste – heureusement – mais comme ça s’étend ce goût… c’est la tache d’huile. » Il garde de la tendresse pour Monet : « Vous êtes jeune malgré les années », lui écrit-il le 14 juillet 1897. Son dernier texte date de moins d’un an après : il y consigne ses dernières volontés.

Eugène Boudin, Suivre les nuages le pinceau à la main. Correspondances, 1861-1898.
Édition établie et annotée par Laurent Manœuvre, éd. L’Atelier contemporain, 576 p., 30 €.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°657 du 6 juin 2025, avec le titre suivant : Eugène Boudin au jour le jour

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