Le Musée des beaux-arts de Lyon explore l’univers tissé de l’artiste, où l’empreinte devient matière à mémoire, à corps et à peinture.
Lyon. « Empreinte : le mot, comme la chose, ouvre un immense territoire, à la fois littéral et immatériel… De la trace à la tache, de la forme figurale à l’informe, de la conversation en peinture à la manipulation de la citation, de la mémoire inscrite dans les couches picturales à l’infra-mince des pellicules photographiques surimpressionnées, l’empreinte, au propre comme au figuré, est mise au travail par Rouan », écrit Isabelle Monod-Fontaine, commissaire de l’exposition aux côtés de Sylvie Ramond, directrice du Musée de Lyon (catalogue). Une définition nécessaire, puisque le titre de l’exposition est justement : « François Rouan, autour de l’empreinte ». Une définition très vaste, toutefois, et non sans risque, tant il devient difficile d’imaginer quelle œuvre pourrait en être exclue. Cependant, il faut croire que cette approche thématique convient à un artiste présent dans le paysage esthétique français depuis plusieurs décennies – né en 1943 à Montpellier – mais dont l’œuvre demeure difficile à cerner. Son parcours, rétif à toute forme de linéarité, obéit à un seul principe : faire de la peinture tout en interrogeant sans relâche la pratique traditionnelle.
Associé, dès les années 1960, au mouvement Supports/Surfaces – sans pour autant y être officiellement affilié–, il s’inspire des dernières œuvres de Matisse, les gouaches découpées, pour élaborer sa propre méthode : le tressage. Terme imprécis, car cette technique – assembler des bandes découpées de deux toiles préalablement peintes – s’éloigne de l’activité artisanale qu’évoque le mot. Laissons à Rouan le soin de préciser ce processus : « Ce que j’appelle tressage est une façon de faire entrer dans le plan du tableau des images, c’est fragmenter, intriquer, et dans les interstices faire passer une autre chose. »
Même si les débuts de Rouan ne sont pas présentés à Lyon, l’exposition permet de découvrir, un peu partout disséminées dans les salles de l’exposition, des œuvres complexes, nées de collages, de découpages, d’empreintes, retravaillées par le dessin et la peinture. Face à ces compositions, le regard tâtonne, l’œil cherche des repères. Le parcours révèle un artiste hanté par les souvenirs de guerre et le tragique, bien éloigné de sa série la plus célèbre, Portes, ces toiles chatoyantes réalisées lors de son séjour à la villa Médicis (1971-1972).
Ainsi, les Stücke– « morceaux », en allemand, un mot utilisé dans les camps – sont nés du choc provoqué chez Rouan par le film Shoah (1985), de Claude Lanzmann. Bûche/Brasier/Ruine/Stücke (1989), enchevêtrement chaotique de lignes où l’on devine des corps – des cadavres ? – et une tache rouge – du sang ? – tranchant sur des tonalités bleutées, donne à voir une image de l’irreprésentable, sans prétendre en être la représentation. Ailleurs, les Crânes– en réalité des Vanités– ou des Transi, renvoient aux figures consacrées de la mort dans l’histoire de l’art. Étrangement, à côté de ces crânes sombres et terrifiants, les Transi sont traités dans des tonalités lumineuses et scintillantes.
Chez Rouan, toutefois, l’Éros n’est jamais éloigné de Thanatos. L’érotisme est avant tout, pour lui, un moyen d’introduire le corps dans sa matérialité. C’est sans doute à travers ce thème que l’empreinte trouve son expression la plus littérale. Pourtant, une prudence s’impose : si les Coquilles (voir ill.) reprennent les formes du corps féminin, il ne s’agit pas de véritables empreintes – à la manière des Anthropométries d’Yves Klein – mais bien d’une peinture confrontée à la chair et au désir qu’elle suscite.
En revanche, les Roses turques prennent pour point de départ une photographie – souvent surexposée ou impressionnée à plusieurs reprises – du sexe féminin. Mais là encore, c’est le travail de déplacement des organes, de brouillage de la figure, qui métamorphose l’image mécanique en une signature proprement artistique.
Peut-on parler d’empreinte à propos du dialogue que Rouan entretient avec l’histoire de l’art ? Sans doute, si l’on considère que la citation ou l’emprunt au passé – autrement dit la mémoire – laissent leur trace dans le processus créatif. C’est à Sienne que l’artiste étudie les fresques de Lorenzetti, Allégorie et effets du Bon et du Mauvais Gouvernement. Selon Isabelle Monod-Fontaine, l’œuvre du peintre italien, revisitée par Rouan, trouve des échos dans les séries Saisons et Cassone, et même, vingt ans plus tard, dans les Mappes du début des années 2000. Autre exemple frappant : l’Autoportrait de Miró (1919), découvert par le peintre lors d’une rétrospective au Museum of Modern Art (MoMA) en 1993. Fasciné, il utilise un calque et une reproduction de l’œuvre pour retrouver les différentes influences stylistiques – art roman, cubisme, futurisme. Aux dizaines de détails des visages qu’il dessine s’ajoutent d’autres éléments surgis d’associations libres – sexe féminin, minotaure… « De l’autoportrait,écrit Rouan, je faisais remonter, derrière cette multitude d’emprunts stylistiques, une bête qui était là, tapie, sous-jacente, comme cachée derrière les grands yeux effarés. »
Avec Rouan, l’empreinte n’est jamais simple.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°658 du 20 juin 2025, avec le titre suivant : François Rouan tresse la mémoire et le désir